Voyager littérairement en portugais: Jorge de Sena

O renomado professor Wladimir Krysinski, do Depto. de Literatura Comparada da Universidade de Montreal, é bem conhecido nos nossos meios acadêmicos, em cujas salas de aula e sessões científicas já esteve várias vezes. E a tradução brasileira de seu livro Dialéticas da Transgressão — o novo e o moderno na literatura do séc. XX (Perspectiva, 2007) mereceu particular destaque na imprensa especializada. Gentilmente permitiu-nos aqui transcrever esta visita ensaística que faz a algumas das viagens literárias de Jorge de Sena.

 

foto-3Le réputé professeur Wladimir Krysinski, du Département de Littérature Comparée à l’Université de Montréal, est bien connu dans les cercles académiques brésiliens, car à plusieurs reprises il nous a honorés de sa présence dans nos salles de classe et nos séances scientifiques. La traduction brésilienne de son livre Dialéticas da Transgressão — o novo e o moderno na literatura do séc. XX (Perspectiva, 2007) a reçu une attention très marquée dans la presse spécialisée. Monsieur le Professeur Krysinski nous a permis très aimablement de transcrire ici l’essai qui parcourt quelques voyages littéraires de Jorge de Sena.

 

1. Si chaque poète d’expression portugaise doit se positionner, symbolique­ment et textuellement, par rapport à l’œuvre de Camões, il faut reconnaître que Jorge de Sena détourne le thème du voyage développé par son prédécesseur, récit glorieux des voyages qui ont marqué l’histoire du Portugal et méditation sur la condition humaine. Camões accomplit dans Os Lusiadas une héroïsation du récit factuel et symbolique des voyages d’exploration. Mais au-delà des «viagens», la poésie lyrique de Camões fait du voyage une métaphore de la vie, une métaphore qui parcourt les sonnets, odes, élégies, églogues, épigrammes et autres «trovas», «voltas», «glosas» et «motos»:

 

Este mundo es el camino
ado ay ducientos vaus
ou por onde bons e maus
todos somos del merino1

Ce poème établit une relation métonymique entre le «chemin» et le «voya­ge»: le monde est un chemin difficile parsemé d’obstacles qu’on peut vaincre de multiples façons. Le topos du voyage est fréquemment transformé par Camões en une série d’aveux et de constats sur la vie dont le mouvement dans le temps et l’espace confirme sans cesse le malheur et la fatalité de l’existence humaine. Dans le poème Partir-me do meu bem, triste partida!, Camões multiplie les images et les allusions qui mettent en parallèle l’idée du déplacement et de la fuite du temps avec celle de la perte du bonheur:

 

Partir-me do meu bem, triste partida!
Estar onde ele esta, duro tormento!
Vê-lo e não o ver, penosa vida!
Não tem minha alma enfim contentamento.
[…]
Seguindo minha estrela triste, escura,
vou por remoto mar em um leve lenho,
buscando pera a vida sem ventura
bonanças da ventura que eu não tenho.
Mas se me a vida muito tempo atura
e a tanto mal, depois de tantos, venho,
eu chorarei a minha triste sorte,
pois me é contraria a vida e mais a morte.2
[…]

 

On voit clairement que le topos du voyage donne lieu à une poésie méditative qui dans son énonciation absorbe le mouvement et le déplacement pour en faire les supports d’une méditation dont l’étendue poétique reproduit la répétitivité et la fatalité de la condition humaine. Chez Camões, poète lyrique, toujours attaché au topos du voyage, le pathos héroïque des voyages d’exploration disparaît.

Ce qui est spatialement et temporellement marqué dans Os Lusíadas peut être vu comme une série d’oppositions fonctionnelles qui structurent l’univers sémantique de l’épopée: Portugais/étranger; voyages (missions)/découvertes; espace hostile/héroïsme portugais; identité collective portugaise/altérité inconnue; péripéties de voyage/réalisation d’un but. Les éléments significatifs de ces opposi­tions disparaissent dans la poésie lyrique de Camões. Ou bien ils y subsistent implicitement dans la mesure où le poète exilé, absent du Portugal, évoque cons­tamment sa patrie. Ces éléments sont donc englobés par la dimension nostalgique de la personnalité du poète.

2. Dans la littérature moderne portugaise, le thème du voyage se transforme: les éléments qui investissent les voyages d’exploration d’un pathos idéologique et national sont rélégués au second plan ou sont soumis à une forte distanciation critique. Cette distanciation critique par rapport à la doxa maritime portugaise prend différentes formes aussi bien chez Pessoa qui investit le topos du voyage de ses fantasmes, pour la plupart sado-masochistes (L’Ode maritime), que dans les œuvres de José Saramago (L’année de la mort de Ricardo Reis), ou encore celles d’António Lobo Antunes, critique acharné du colonialisme portugais. Le cas de Jorge de Sena est intéressant: ses poètes préférés ont été Camões et Pessoa, mais il n’emprunte ni à l’un ni à l’autre le motif des voyages maritimes d’exploration.

3. Le topos du voyage acquiert chez Jorge de Sena des caractéristiques originales qui tiennent à sa méthode et à son style, définis par lui-même comme «réalisme phénoménologique», à savoir l’inscription des expériences ponctuelles et subjectives du narrateur dans son discours. Il s’agit souvent de rencontres qui donnent lieu à une connaissance immédiate et intime de l’autre. Le monde de Jorge de Sena est foncièrement hostile ou répétitif par les comportements humains que le narrateur enregistre. Jorge de Sena a été condamné à l’exil. Les voyages auxquels il a été contraint n’ont rien d’exaltant, car le Portugal dont il parle est principalement celui de Salazar. Le nomadisme de l’exil est pour lui un élément de fatalité. Si toutefois Jorge de Sena voyage littérairement en portugais, autrement dit s’il reprend les lieux communs de la littérature portugaise du voyage, c’est pour mieux souligner le traitement paradoxal qu’il leur fait subir, le voyage étant alors repésenté comme l’unité dialectique d’une absence et d’une présence. À ce paradoxe que j’expliquerai tout à l’heure, s’ajoute une chose qu’on peut appeler la «théorie des Grands capitaines», suivant l’idée de Jorge de Sena lui-même.

4. Le voyage n’a pas de signification propre ou bien il est allusivement décrit comme ayant déjà eu lieu. Il n’engendre aucun romantisme particulier. Il n’implique aucune contemplation de paysages. Il fonctionne littérairement comme évocation a posteriori, ou bien comme un chaînon présent dans une suite de pro­blèmes et d’événements narratifs. Le sens de ces affirmations se précise dans trois récits: Hommage au Perroquet vert, La grande Canarie et Les «ites» et le règlement.

Hommage au Perroquet vert est l’histoire autobiographique du narrateur, jeune garçon, observateur involontaire de la vie distendue de sa famille, ponctuée par les courtes présences du père, employé de la Compagnie Maritime et constamment en voyage. Le narrateur est le témoin acerbe des scènes de ménage entre la mère, épouse hystérique, et le père extravagant. La monotonie des retours du père à la maison souligne l’itérativité narrative de la vie de famille, de facto décomposée, mais qui existe artificiellement, théâtralement, dans une aura de gestes mécaniques, de mots conventionnels et d’attitudes rituelles. La famille détraquée, décrite avec un luxe de détails, répète compulsivement le même geste de destruction. Dans cette ambiance, le narrateur se lie d’amitié avec le Perroquet vert (brésilien) qui vit dans la famille de ce couple étrange et cohabite avec un Perroquet gris (africain). Voici comment le narrateur différencie les deux perroquets: «D’ailleurs, le Gris était un individu distant et froid qui passait son temps, blotti dans un coin, à marmonner son répertoire varié sans manifester la moindre prédilection affective pour qui que ce fût; la seule chose qu’il y eût de sympathique en lui était son re­gard nostalgique, mélancolique, et sa soumission docile d’esclave résigné et enchaîné. Le Vert, au contraire, était exubérant, avec des amitiés passionnées et des haines féroces, quoique sans persévérance ni la moindre obstination»3.

Le narrateur remarque chez le Perroquet vert «une aversion collective, acariâtre et bruyante, qui se concrétisait parfois sous la forme d’un bec puissant qui, dans un tourbillon vert, happait traîtreusement un doigt, un mollet, une mèche de cheveux». Et le narrateur poursuit: «La contrepartie de ce pessimisme croissant envers le genre humain (dans lequel il incluait le Gris, avec un mépris qui confinait à l’absurde) fut l’amitié véhémente et dévouée dont il m’honora. Dans le monde hostile des adultes qui m’entouraient de leur sollicitude et de leurs interdits, le Perroquet vert ne se borna pas à me révéler un caractère: il m’apprit également ce qu’est l’amitié»4.

La famille du narrateur se décompose au rythme des voyages du père, de même que se dégradent les rapports entre les parents et leur fils. Celui-si échappe à l’aliénation grandissante en se liant d’amitié avec le perroquet vert. Si le père en tant que marin et capitaine exerce une profession par excellence et symboliquement «portugaise», il demeure que cette profession n’a plus rien de noble ou d’héroïque. Au contraire, voyager signifie compromettre voire démolir la fonction paternelle de l’homme. Jorge de Sena opère ainsi une inversion des statuts existentiels et sociaux de tous les personnages du récit. Le père déshonore la fonction symbolique et noble du voyage. Les parents se détachent de leur fils pour devenir les acteurs de plus en plus acharnés du théâtre de la violence et de l’hypocrisie qui détruisent la famille. Pendant que les humains plongent dans l’inhumanité, le perroquet apparaît comme le seul être authentique dans la compréhension et la solidarité qu’il manifeste envers le narrateur. Après la mort et l’enterrement du Perroquet vert, le narrateur prend conscience de sa solitude et signifie à sa famille toute la haine qu’il lui porte.

«Ma solitude était devenue totale. Mon père allait et venait, sans même que l’arrivée des bagages m’incitât à reconnaître sa présence mythique. […] Un soir, à table, mes parents se querellèrent, justement au cours d’un dîner d’arrivée auquel mon oncle et ma tante assistaient comme d’habitude. Je déclarai catégoriquement que je les détestais tous, puis je me levai en renversant ma chaise pour imiter leur violence, et sortit sur le balcon, poursuivi par mon oncle qui me gifla. […] Alors, voyant dans un éclair embrumé cette grappe humaine où chacun voulait avoir l’honneur de me corriger le premier, j’éclatai en sanglots tout en criant d’une voix entrecoupée:

 

«- Personne ne m’aime, personne ne m’aime. Le seul qui m’aime, c’est le Perroquet vert»5.

5. Jorge de Sena thématise le voyage de façon radicale et, disons-le, à l’échelle nationale. La décomposition de la famille dont le chef est un marin représente la dégradation quotidienne des rapports humains. Elle symbolise également l’annulation définitive des traditions historiques que représente le voyage maritime, activité symbolique, nationale et noble. On comprend alors pourquoi la modalité narrative du voyage implique le paradoxe dialectique qui conjoint l’absence à la présence. Le voyage a pour fonction d’éloigner le père du foyer et de l’y reconduire sans gloire, de façon répétitive et monotone. Jorge de Sena manifeste ainsi clai­rement que les Portugais n’ont plus rien d’autre à découvrir si ce n’est leur vérita­ble identité. Mais pour cela, il faut rester sur place.

6. Dans La grande Canarie et Les «ites» et le règlement Jorge de Sena reprend cette thématisation paradoxale du voyage. La grande Canarie décrit un voyage à Las Palmas durant la guerre civile d’Espagne. Ce voyage conduira à la découverte du fascisme espagnol et des attitudes idéologiques portugaises qui se solidarisent avec Franco et le «généreux peuple espagnol». Ce déplacement vers une terre voisine, mais étrangère suscitera par ailleurs une aventure érotique et existentielle que le narrateur décrit minutieusement. L’accent est ainsi déplacé vers le corps et vers l’intériorité comme deux éléments permanents qui témoignent de l’humain dans son interaction avec les autres. Cette expérience ponctuelle et intense peut avoir lieu grâce au déplacement à Las Palmas, prétexte et occasion de la rencontre affective entre le Moi de la narration et le corps d’une jeune femme. Cette ren­contre aurait pu avoir lieu au Portugal ou ailleurs, sans l’intervention d’un voya­ge. Jorge de Sena montre ainsi que le voyage avec sa dimension exotique est deve­nu très relatif Dans cet univers de valeurs, seule compte l’expérience de l’autre. Le voyage perd ainsi son aura d’enchantement et de transport vers un univers d’exception. Voici à ce propos un commentaire du narrateur qui reconduit le voyage à sa portée répétitive et schématique: «Plus tard, dans leur souvenir, les ports se confondraient dans une brume décoloréee où il y aurait toujours un quai avec quelques grues, l’alignement des docks, des rues partant du quai, larges et désertes, des boutiques débordant de babioles qu’il fallait marchander, et, dans une pénombre professionnelle, des lits sans le goût de l’aventure. Même cela, dans la monotonie des jours tous semblables, quand, allongés à la proue, ils parlaient entre eux, ou quand, appuyés au bastingage, ils regardaient l’eau filer, même cela se diluait, se simplifiait, pour se concentrer de façon plus ample en une seule image, parfois composite et mêlée à d’autres souvenirs que les ressemblances et les coincidences amalgamaient, créant un tableau plaisant et sensuel dépourvu de tout caractère permettant d’individualiser le port d’origine»6.

Le narrateur raconte une histoire dont le protagoniste est le «capitaine Carvalho» qui incarne toutes les caractéristiques négatives des capitaines que le narra­teur a rencontrés durant sa vie. Tous les secteurs professionnels possèdent leurs capitaines au sens où les décrit Jorge de Sena. Une fois de plus la thématisation du voyage comme chemin –Este mundo es el camino, dit Camôes – acquiert chez Jorge de Sena une dimension péjorative du fait que les capitaines, les guides et les chefs sont ceux-là mêmes «qui ont toute latitude pour écraser et opprimer les autres». Ces capitaines au quotidien apparaissent donc comme l’image démultipliée des grands «timoniers» du totalitarisme, un totalitarisme que Jorge de Sena inscrit dans la structure même de la société. Ainsi, le topos du voyage est-il négativement amplifié. Il représente symboliquement la partie banale de l’existence ainsi que la part oppressive de la condition humaine.

On voit comment le narrateur fait ressortir les éléments répétitifs propres à n’importe quel voyage. Il en résulte de nouveau ce paradoxe dialectique qui, d’une part, annule la fascination par le voyage, et, d’autre part, en fait une activité qui frappe par sa monotonie. Dès lors, thématiquement parlant, ce n’est pas le voyage qui compte dans l’économie du récit. C’est plutôt la phénoménologie des pas­sions et des expériences subjectives, socialement déterminées, minutieusement enregistrées par le narrateur.
7. Nous en arrivons au problème des «grands capitaines», titre général du recueil des nouvelles où ont été publiées celles que nous venons d’évoquer. Cette fois-ci le terme de capitaine est lui-même transféré du domaine maritime pour exprimer une autre dimension, celle du chef ou du guide, celui qui dirige et initie, qui commande et impose des normes de comportement. Dans Les «ites» et le règlement, Jorge de Sena explicite le problème de la manière suivante: «Ma vie, dans la marine, à l’armée, dans l’industrie, dans l’enseignement etc. a été faite d’une longue théorie de capitaines dont la seule mission suscite en moi un immense mépris pour la race des officiers qui ont toute latitude pour écraser et opprimer les autres»7.

Si le topos littéraire du voyage reste le fil conducteur de cette œuvre con­temporaine, il est repris dans un tout autre contexte socio-politique, celui du fascisme. Les nouvelles de Jorge de Sena reprennent l’idée du voyage comme aventure et parcours de la vie, mais la dimension historique et proprement lusitanienne du voyage, que la gloire ancienne des navigateurs portugais a portée au paroxysme, disparaît au profit d’une dé-héroïsation à fonction dialectique, Jorge de Sena voyage littérairement en portugais, mais sans pathos et selon sa perception critique de la réalité portugaise. Ainsi fixe-t-il une nouvelle limite au topos du voyage au-delà de laquelle il n’est plus facile de s’aventurer.

 

Notas:

1. Luís de Camões, Lírica Completa I, prefácio e notas de Maria de Lurdes Saraiva, Biblioteca de Autores Portugueses, Vila da Maia, Imprensa Nacional – Casa da Moeda, 1980, p. 264.

2. Luís de Camões, Lírica Completa III, Vila da Maia, Imprensa Nacional – Casa da Moeda, 1981, p. 522.

3. Jorge de Sena, Les Grands capitaines, tr. Michelle Giudicelli, Paris, Ed. Métailié, 1992, pp. 13-14.

4. Op. cit., p. 14.

5. Op. cit., p. 31.

6. Op. cit., pp. 178-79.

7. Op. cit., p. 37.
In: Seixo, M.A, Noyes, J., Abreu, G. & Moutinho, I., ed. The Paths of Multiculturalism: travel writings and postcolonialism. Lisboa, Cosmos, 2000. p.  369-375.